dimanche 15 septembre 2013

Guy Corneau au sujet de Lac-Mégantic

Photo : Notre flash santé du mois est consacré au fameux psychanalyste et auteur québécois Guy Corneau. Ce survivant du cancer nous explique sa conception de la maladie et de la santé. 

Entrevue et photos : http://coach-in.ca/Blog/2013/08/14/guy-corneau-maladie-et-guerison/
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Lac-Mégantic, une résilience possible

Nos cœurs sont tous atteints par la tragédie de Lac-Mégantic. Une cinquantaine de vies pulvérisées en quelques secondes, cela horrifie. L’impact des événements a entrainé chez moi quelques réflexions que je livre à titre d’homme, de citoyen et de psychanalyste. Je les offre bien humblement d’ailleurs car je ne prétends pas comprendre ce qui se passe réellement au cœur de ce drame.

Pour un survivant, pour une victime vivante, quel sens donner à sa vie et à tant de vies brisées ? Que faire avec la douleur psychologique ? Comment négocier avec l’incompréhension ressentie suite à la catastrophe ? Que dire à celui qui vient de perdre du même souffle femme et enfants ? Que dire à celle dont on cherche encore la meilleure amie, le conjoint ou la mère dans les décombres ? Comment ne pas souhaiter mourir ou être mort à leur place ? Comment ne pas perdre le sens de l’existence ? Comment trouver la force de ne pas s’écrouler ? Comment conjurer le courage de se relever ?

Un deuil à faire
Plusieurs écueils semblent à prévoir et cela aide déjà de le savoir : le rétrécissement de l’espace mental à ce seul drame comme si plus rien d’autre n’existait, le désespoir, l’impuissance, le goût de mourir, la culpabilité de survivre, voire la honte de se permettre d’avoir du plaisir. Ce sont toutes des phases compréhensibles et inévitables du deuil à faire. La première de celles-ci réside dans l’accueil bienveillant et sans jugement de tout ce qui se passe en soi, que cela fasse sens ou non, que cela soit cohérent ou non. À condition bien entendu de survivre au submergement mental et affectif qui risque de survenir, à condition de dépasser l’impact des humeurs dépressives et des angoisses qui ne manqueront pas de se présenter quand les caméras se seront retirées. Si le submergement est trop fort, il ne sert à rien d’hésiter : il faut demander de l’aide professionnelle, ne pas rester isolé, parler à un proche. Le resserrement du tissu humain constitue un effet positif de la plupart des tragédies.

Il est nécessaire de ne pas sauter l’étape du deuil. Il ne sert à rien de la fuir puisqu’elle nous rattrapera sans cesse. Si on en a le courage, mieux vaut passer à travers, pas à côté, pas en-dessous, pas au-dessus, bel et bien à travers. Cela permet de vivre pleinement la joie du retour des forces vives en leur temps. C’est ce que me disait récemment une amie à l’issue d’une redoutable dépression. Malgré l’apparente mort, le printemps vient après l’hiver. Il vient avec d’autant plus de saveur que la rudesse des froids a été vécue.

Honorer les bons moments du passé
Il importe aussi de garder un lien vivant avec les proches qui sont partis si subitement. Le meilleur moyen de le faire est d’honorer les bons moments que nous avons vécus avec eux et de s’honorer pour avoir consenti à ces moments de bonheur. Sur une note plus personnelle, indépendamment des croyances religieuses, ce sont les corps de ces êtres qui ont été pulvérisés; leurs esprits, leurs âmes restent bien présentes, ne serait-ce que comme des parfums dans le fond des cœurs de celles et ceux qui restent. Ces effluves des êtres aimés ont besoin de prière et de méditation, et il est nécessaire de prier et de méditer pour eux, pour rester dans son meilleur cœur. Ainsi, en offrant sa présence aimante au-delà du drame, on transforme son propre état intérieur. On peut même prendre du temps pour les imaginer dans la lumière bien au-delà des apparences physiques désastreuses. On devient de la sorte le premier bénéficiaire de ces pratiques.

Garder une place pour l’espoir
Il y a également une chose tout aussi essentielle à envisager : garder une place pour l’espoir, l’espoir d’une vie où il y aura à nouveau de l’amour et de la création, où le goût de vivre reprendra naissance. Après mon diagnostic de cancer de grade 4 en avril 2007, si vous m’aviez dit que je retrouverais ma santé et mon énergie, j’aurais fait uniquement semblant de vous croire. Jamais je ne me serais aventuré à penser que je regagnerais autant de force de vie, autant de clarté, autant de goût de continuer. Ce n’est pas parce qu’il n’y a plus rien à craindre, je reste fragilisé, l’épreuve a été rude. Mais avec le temps, elle a pris un sens. Elle a permis un questionnement si profond sur le sens de la vie et de la mort qu’elle a fini par me confronter à une décision fondamentale qui a orienté tout le reste : est-ce que j’étais vraiment disponible à vivre à nouveau, à goûter à nouveau à la vie ?

C’est à chacun dans son for intérieur de répondre à l’interrogation. Pourtant, comment mieux honorer ceux et celles qui ont quitté que de déguster la vie à nouveau en leur offrant cette existence supplémentaire ? Car quel serait le souhait de chaque personne qui est partie ? Que la vie continue à être bonne et merveilleuse pour les siens, que la joie retrouve ses droits.

Ainsi, il est nécessaire de s’accorder du temps pour s’imaginer au sortir de l’épreuve, pour s’entrevoir dans de meilleurs jours, sans cesse accompagné par les figures intérieures de ceux que l’on a aimés. Il s’agit d’un exercice difficile, mais il représente déjà une petite échappée par rapport au drame intérieur. Régulièrement, je m’assieds quelques instants pour prendre contact avec la présence subtile de mon père et la déguster, même s’il est mort depuis 12 ans. Et pourtant, c’est bien moi qui ai écrit Père manquant, fils manqué !

Respecter sa peine, honorer les moments précieux de bonheur et de complicité vécus avec nos proches disparus, continuer à dialoguer avec eux au-delà des apparences et peu importe nos croyances, les imaginer heureux dans un espace lumineux, oser s’imaginer plus serein dans un futur plus ou moins éloigné, ne pas se laisser isoler avec sa peine, parler avec nos proches ou avec des professionnels de la santé de ce que l’on vit, voilà quelques uns des ingrédients d’une résilience face à des événements révoltants et à première vue absurdes.

L’impuissance des témoins
Pour nous qui sommes les témoins impuissants de ce drame, le désastre nous invite à pleurer avec les éplorés, à tendre une main bienveillante, à ouvrir un cœur de compassion sur place ou en esprit, à offrir du soutien financier et des soins. Bref, à accepter de souffrir avec eux. Quand je regarde ces nouvelles affligeantes à la télévision, à partir de l’espace du coeur, je laisse un baume apaisant se répandre jusqu’à cette population d’humains en difficulté, pour accompagner, pour soigner à distance, pour répondre à mon impuissance et pour ne pas me laisser réduire à une position de voyeur face au désastre. C’est une façon de dire : « Vous n’êtes pas seuls. Nous sommes avec vous, car nous savons tous et toutes ce que signifie perdre un être cher et être confronté à une catastrophe. »

La dimension sociale
Reste un autre aspect dont je désire traiter en rapport avec ce drame : la dimension sociale. En premier lieu s’impose une grande leçon : la rentabilité financière n’est pas toujours rentable pour le cœur humain. Combien de tragédies encore avant de comprendre que la compétition effrénée, la concurrence à outrance, la performance à tout prix mènent à négliger ce qui est juste et bon pour le coeur des hommes et des femmes que nous sommes. On coupe dans les effectifs, on relaxe les lois, on prend des risques au niveau de la sécurité. Un jour arrive ce qui doit arriver : l’accident. La tragédie de Mégantic est celle d’un désastre annoncé, car cette irresponsabilité ne pouvait aboutir que là. Toujours le même résultat, qu’il s’agisse des déversements dans le golfe du Mexique ou de ceux dans la rivière chaudière : des vies humaines sacrifiées sur l’autel des accomplissements financiers.

La meilleure façon de survivre à Mégantic en tant que collectivité est de l’imaginer comme une véritable croisée des chemins, celle où nous choisirons de suivre la voie d’un développement économique à échelle humaine. Pour cela, chacun de nous devra y voir, car il semble que ceux que nous mettons à de hauts postes pour diriger ces politiques à notre place prennent des risques avec nos vies. Cela n’est plus acceptable. Toutefois, ce ne sont pas uniquement les responsables de gouvernements ou de corporations qui sont invités à un changement d’attitude. Chacun et chacune de nous se voit convié à sortir du « confort et de l’indifférence », thèmes dont le cinéaste Denis Arcand parlait dans le film du même nom.

Cet engagement social canalise la colère et l’indignation de façon appropriée pour ne pas que cette tragédie reste muette, pour ne pas qu’elle se soit déroulée en vain dans notre histoire collective. Cet engagement vient compléter la tâche psychologique sans avoir à la nier, tout comme le devoir psychologique ne devrait pas occulter la dimension sociale du drame. Garder l’espoir de conditions meilleures, lutter pour une transformation sociale et œuvrer au niveau individuel pour sortir de la léthargie resteront à l’agenda pour bien des années à venir, des décennies sans doute. Toutefois, comme le disait Gandhi : « L’amour et la paix triomphent toujours des abus, et il ajoutait avec conviction, toujours. »

L’ouverture du coeur
Pour ma part, j’émets le souhait que chaque être confronté à cette épreuve, qu’il soit une victime vivante ou un témoin, la transforme peu à peu en une chance d’ouverture du cœur au lieu d’une occasion de se replier. Ici s’affirme la force de l’être humain. Après avoir été amputé d’un pied à l’âge de 25 ans, l’auteur britannique William Henley a écrit le poème Invictus. Ce sont ses mots que Nelson Mandela a gravés sur son pupitre de bois pour résister à 26 années de captivité. Le texte se termine comme suit : « Aussi étroit soit le chemin, nombreux les châtiments infâmes, je suis le maître de mon destin. Je suis le capitaine de mon âme. »

Pour chaque individu qui a vécu une perte, il est à souhaiter qu’un sens se dégage éventuellement. Mais comme nous le dit le poète, ce sens est à créer tout autant qu’à découvrir. Il s’agit de voir dans l’épreuve une occasion de recréer sa vie et aussi de se recréer, d’être plus fidèle à ses élans de création et à ses besoins de ressourcement. En chinois, l’idéogramme du mot crise utilise deux étymologies, celle du mot danger et celle du mot opportunité. Ici réside un choix, celui de faire ou non du sens avec l’épreuve, de l’utiliser pour se construire ou pour se détruire. Toutefois, à mon avis, la question du sens vient une fois que le deuil est bien entrepris, par crainte d’imposer un carcan superflu à des émotions troubles qui doivent être accueillies et vécues sans jugement.

Finalement, je ne voudrais pas taire ma gratitude et mon admiration envers ceux et celles qui oeuvrent actuellement sur le terrain avec tant de compétence et d’humanité. Merci du fond du cœur.

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